BIL l’Indépendance Luxembourg – 14.03 au 27.07.12
Les sanctuaires de la prospérités
L’exposition Les sanctuaires de la prospérité nous invite à découvrir l’univers inédit du peintre Robert Viola par le biais d’un ensemble d’œuvres récentes, complété par des réalisations de la dernière décennie. Actif sur la scène artistique luxembourgeoise depuis le début des années 90, lauréat du Prix du jury à la XVIIIème Biennale des jeunes d’Esch-sur-Alzette en 1997 ainsi que du Prix d’Encouragement aux Jeunes Artistes lors du Salon du CAL la même année, Robert Viola porte un regard aiguisé sur la société contemporaine.
Les grandes mutations économiques et leurs conséquences sociales, les évolutions liées à la mondialisation et aux progrès technologiques de la fin du XXème siècle, les affres de la crise économique ne lui ont pas échappé. L’artiste, telle une sentinelle aux aguets, est particulièrement perméable à son environnement quotidien et aux faits d’actualité. Ainsi, il laisse son inspiration se nourrir de références diverses et variées afin de produire un art accrocheur sans pour autant se positionner en peintre engagé et donneur de leçons.
Né en 1966 à Villerupt, lorsque la ville était encore un des bastions prospères de la sidérurgie lorraine, Robert Viola a passé son enfance à Audun-le-Tiche, cité industrielle voisine où mines et usines étaient le fer de lance de l’essor économique. Indubitablement, l’artiste est un enfant des Terres Rouges dont les jeunes années furent rythmées par les remontées du « fond », les changements de postes des mineurs et des ouvriers et par la sirène des usines. Témoin de la grandeur puis du déclin de la sidérurgie lorraine qui marquera la fin de la civilisation des « hommes du fer » dans le Pays-Haut et des conséquences avales sur la vie quotidienne comme le départ de la population, le chômage et les grandes difficultés pour le commerce local, Robert Viola, dès le début de sa carrière artistique, va fixer sur la toile et sur le bois, les vestiges de l’architecture industrielle.
Citons par exemple, une de ses toutes premières œuvres récompensée par le Prix du Jury au Salon du LAC en 1995, l’époustouflante « via San Michele ». Ce vaste panneau représente la rue Saint-Michel à Audun-le-Tiche, archétype par excellence de la cité ouvrière.
Puis, l’artiste va se faire une sorte d’archéologue de la modernité par la totémisation et la sacralisation des haut-fourneaux encore debout. Les cathédrales oubliées du fer et du feu que Viola va immortaliser dans sa série « Modern Temples » sont alors rehaussées d’une touche d’universalité. Ces monstres d’acier qui ont longtemps dominé de leur fière silhouette le paysage de notre région et lui ont donné son atmosphère si caractéristique le fascinent et sont, pour Robert Viola, à mettre sur un pied d’égalité avec les vestiges monumentaux des civilisations anciennes. Ils deviennent les sanctuaires d’une prospérité révolue. L’artiste touche alors du doigt au mythe et à l’intemporalité. L’ensemble de la production de Robert Viola est également, de manière intrinsèque, nimbée d’une once de vanité et de fatuité. A travers le choix de ses thèmes et de ses images, c’est parfois la condition humaine qu’il questionne ainsi que la pérennité et la corruptibilité des choses et des êtres.
L’intelligence du propos tout comme la facture apportent beaucoup à la séduction du travail de l’artiste. Dans ses compositions, la modernité de la technique s’impose à nous par les références au dessin industriel et aux fichiers informatiques qui sont légion. Cotes, estampille, sceau, « trademark » en lieu et place de la signature, collage de scannings sont rehaussés par l’acrylique et l’huile avant d’être fixés dans une gangue de vernis et de glacis. De ce fait, la manière de l’artiste est une symbiose parfaite entre la contemporanéité et les valeurs artisanales de la peinture, palpables dans le choix récurrent d’un support de bois, les effets luministes en clair-obscur et le rendu d’usure volontaire de la matière par la craquelure. L’iconographie s’unit ainsi à la calligraphie et au graphisme afin de reconstruire une réalité propre à l’artiste.
Dans la lignée de la monumentalisation des splendeurs du passé, Robert Viola porte aussi son intérêt depuis quelques années sur les quartiers en reconstruction et les immeubles désaffectés en voie de démolition. Il est vrai que certains secteurs urbains en mutation ressemblent de plus en plus à des sites dévastés par un grand chaos. L’artiste raffole de ces immeubles semblables à des survivants post-apocalyptiques. Subséquemment, il en fait dans ses œuvres, des icônes étranges et inquiétantes de notre société moderne. Des « Urban Dungeon » dont la béance des ouvertures, l’inquiétant isolement ne peuvent que nous interpeller. Que faisons-nous de nos villes ? Des cités standardisées, hermétiques en proie à la spéculation immobilière, dans lesquelles les traces d’un passé glorieux sont effacées par la destruction au profit de constructions aseptisées. La réhabilitation inhérente au développement urbain est le lot de toutes les grandes métropoles. Avec ces ruines modernes, l’artiste a choisi de nous entraîner à la lisière du fantastique par le biais d’images en déliquescence. Les coulures de matière, l’hiératisme du motif et la beauté convulsive et chaotique qui émane des immeubles délabrés en font, à l’instar des donjons médiévaux, des lieux de fantasmes et d’angoisse. Le fantomatique et le spectral, impressions récurrentes éprouvées devant les œuvres de Robert Viola, sont ici tangibles et résonnent comme un Memento mori.
Toujours dans le no man’s land entre la préscience et la réalité, l’artiste révèle dans sa série « Urban
Oasis », par l’entremise du collage de photographies collectées sur internet ou saisies lors de ses voyages, mâtiné d’une intervention picturale, d’écriture style « pochoir » et autres côtes, l’importance qu’ont pris les stations services dans nos vies et nos villes. Véritables havres urbains, elles abreuvent non seulement nos fières cylindrées de plus en plus assoiffées d’hydrocarbure, mais également comblent nos petits et grands besoins en victuailles en tout genre. Et lorsque la jauge de nos véhicules frôle dangereusement la réserve, c’est avec un bonheur non dissimulé que leur enseigne lumineuse tel un phare en pleine mer, nous rassure de l’angoisse de la panne. Assurément, les stations services sont dans l’imaginaire du peintre, des « temples dédiés aux dieux du pétrole et de l’automobile » et leur visibilité accentuée par leurs étranges totems où se lisent les logos aux accents mondialistes et consuméristes et les prix fluctuants, synonymes de la préciosité et de la raréfaction du carburant, en font des lieux de passage obligé. Et lorsque le breuvage fossile aura disparu, qu’adviendra-t-il de ces stations ? Pour l’heure, Robert Viola les immortalise sur la toile, les rend pérenne et nous amène à voir ces édifices avec un autre regard et de ressentir l’addiction qu’elles provoquent dans nos vies quotidiennes.
A ce travail, répondent les œuvres récentes où apparaissent des plates-formes pétrolières offshores. Ces architectures d’acier fièrement arrimées en pleine mer bravent les éléments hostiles afin d’exploiter les gisements de pétrole. Pareillement aux hauts-fourneaux, elles irradient d’une esthétique industrielle qui ne pouvait laisser Robert Viola indifférent. Leur treillis tubulaire métallique, leurs topsides et leurs colonnes de béton se dressent tels les mats d’un étrange vaisseau fantôme fendant l’écume. Sur les panneaux de bois, les giclures de matière noire évoquent le précieux hydrocarbure et les inscriptions « After Oil ? » résonnent dans notre esprit comme le funeste présage de la fin annoncée du pétrole. L’artiste, une fois encore, nous démontre que rien n’est durable et que notre monde est appelé à entrer dans une phase de transition et de mutation.
D’autant plus que depuis une trentaine d’années, avec le boom économique chinois, la face du monde a changé. En 1973, le ministre français Alain Peyrefitte triomphait avec son ouvrage : « Quand la Chine s’éveillera », titre emprunté à l’affirmation prophétique toutefois apocryphe « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera » qu’aurait faite Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Aujourd’hui, avec un taux de croissance qui frôle les deux chiffres, la Chine s’est éveillée sans que le monde tremble réellement, mais elle est tout de même devenue la grande usine universelle. Dans ses toutes dernières réalisations intitulées « Made In China », Robert Viola, en se gardant d’émettre un quelconque jugement facile sur le miracle économique chinois qui prend parfois des allures de mirage capitaliste, en fait la pure constatation plastique. Les porte-containers chinois surdimensionnés qui sillonnent quotidiennement les mers du globe afin de nous ravitailler en matières premières et biens de consommations deviennent, sous le pinceau de l’artiste, les symboles d’une quarantaine d’années de délocalisation des firmes européennes vers l’Empire du Milieu et une sorte de succédanée à nos fameuses « Trente Glorieuses. » Si les conséquences de la mondialisation économique sont les thèmes récurrents de la production de Robert Viola, son approche nous place toujours à la frontière de la réalité et du mythe, du passé et du présent, de la grandeur et du déclin. Et ses motifs de prédilection s’érigent au sein des compositions comme des sanctuaires de la prospérité.