Abattoir

Abattoir.  Établissement d’abattage des animaux destinés à la consommation. « Etablissement », « abattage », « consommation ». L’association des mots donne le tournis. Macabre carrousel d’un meurtre organisé. Massacre à la chaîne à l’abri des regards, derrière des murs, pour des consommateurs tenus à distance, épargnés, comme exonérés de toute responsabilité. Le mot titre en appelle d’autres : mort, souffrance, peur et même cruauté. Il suffit de le prononcer pour entendre les beuglements des bêtes qui s’affalent. On se représente les panses qui s’ouvrent, les viscères et les odeurs qui se mélangent. Déjà on imagine les corps, les carcasses inanimées qui pendent la tête en bas, des corps déformés par la gravité qui se vident et les professionnels qui s’affairent. Technicité sans âme au service de nos chairs avachies d’Occidentaux bedonnants. Les abattoirs sont les enclaves d’une modernité tardive où l’homme insolent et prétentieux rejoue une dernière fois au deus ex machina avec le non humain. Assassinat en masse d’un autre être vivant sensible, un animal chosifié et réduit au statut de protéine. Dont acte.

Les œuvres picturales interpellent. Autrement. La bête à terre, massive et musculeuse a encore quelque chose de majestueux comme si elle était tombée dans l’arène d’un singulier combat. Morte mais respectée. Au sol le sang nous ramène à la réalité. Le même encore qui gicle sur les murs de la salle des pendus où les peaux des bovins nous rappellent le temps béni des prairies où elles n’ont sans doute jamais gambadé. Le même sang encore qui s’accumule entre les murs carrelés d’une mortelle piscine. Les hommes en blanc pataugent dans le bain rouge. Industrialisation du process, équarisseurs qui se tiennent debout malgré l’horreur de la tâche, murs porteurs qui étayent l’étrange théâtre du crime, attaches et fils d’un mortel téléphérique qui donnent un sens. Celui de la fin de parcours et de la mort. Sur une toile une porte métallique entrouverte vers l’ailleurs, sur une autre des pans de carrelage blanc. Sur une autre encore, un cadre de fenêtre vert, presque bucolique. Un lien paradoxal entre l’horreur et le banal. Autant de détails qui rattachent chaque scène de meurtre au réel, des prises vers un quotidien rassurant qui se déploie au dehors, ailleurs, loin du massacre. Contrastes. De-ci de-là des codes-barres, quelques alignements de chiffres qui mathématisent l’acte, accentuent la froideur statistique et l’ampleur du massacre. Dans un coin, une adresse quelque part en Californie, celle d’un artiste qui fuit ou cherche encore à nous perdre.

Tantôt en surplomb comme dans une image volée, tantôt à hauteur d’homme comme pour nous associer au meurtre, les points de vue adoptés déstabilisent le spectateur, voyeur et impliqué à son insu. Carnivore on détourne la tête, un peu coupable, n’osant déjà plus parler du nécessaire-rapport-avec-la-mort-comme-effacée-de-nos-existences. Végétarien on s’empare du mot, pour militer, parler de responsabilité et de meurtre par procuration, sortir les grands mots de l’anthropocène et du développement durable et porter l’accusation en pitoyable guerrier de salon. Flexitarien, on philosophe sur l’ambiguïté, les limites, on accumule les excuses et on multiplie les promesses. Arrêter un jour.

Le triptyque déstabilise. Il touche les anciens comme les modernes. L’artiste témoigne, évitant l’écueil des images faciles de corps démembrés et écartelés et les gros plans révulsants sur les entrailles. Ici l’animal reste encore un animal. Il nous donne les clés du bâtiment, nous laisse pénétrer, reconnaître les silhouettes et découvrir la macabre scène. Il nous guide et s’efface. Nous voilà seuls avec la fin, la leur et la nôtre, celle d’un monde qui disparaît. Désemparés, alourdis par ce poids, nous sommes perdus, comme suspendus entre colère et bons sentiments.

L’abattoir est une boucherie, un carnage, une tuerie. Un piège. Un terminus. Point final.

Luc Gwiazdzinski, Géographe, 10 octobre 2022