Nous passons chaque jour devant ces monuments sans les voir ! Pourtant leurs enseignes vocifèrent dans les nuits urbaines et les proues majestueuses de ces vaisseaux de béton se dressent fièrement au bord des fleuves automobiles.
Nous fréquentons régulièrement ces refuges sans vraiment nous y intéresser. Pourtant ces lieux transparents et obligatoires pour automates déshumanisés ont réussi à nous capturer.
Au début, nous nous contentions de venir y puiser le breuvage fossile nécessaire à nos montures. La pause obligatoire est devenue halte. Désormais, nous buvons là notre café. Nous y achetons le pain, le croissant, et le quotidien. Nous y croisons des proches, y espérons des rencontres. Parfois même, nous y donnons rendez-vous. Mieux, en période de migration, il nous arrive d’y dormir, station assise.
Postmodernes urbanités, éphémères échanges, relents d’humanité entre irisements des flaques d’eau et gaz d’échappement. Ces temples urbains dédiés aux dieux du pétrole et de l’automobile sont devenus des lieux de vie, des bouts de cité posés un peu plus loin au bord d’une route par la marée urbaine. Places de village sans églises, cafés du commerce sans poivrots, épiceries sans épicière, les stations services font partie de nos vies et de nos villes. Elles se sont affirmées en même temps qu’elles s’effaçaient, intégrées à nos parcours quotidiens. Voyantes et invisibles. Urbaines oasis pour nomades postmodernes.
Ouvertes en continu, 24h/24, elles sont la ville, l’ultime repère qui subsiste le long des axes quand passé 22 heures, tout est sombre aux alentours. On trouve de tout et à toute heure dans les rayons lumineux, le meilleur comme le pire, du casse-croûte mou aux pantoufles molletonnées de routiers en passant par une kyrielle de produits régionaux en guise de faux souvenirs.
A force d’imiter la ville, à force de la doubler et de la contourner, la station a parfois fini par la remplacer. Aux endroits stratégiques de la ville en mouvement, leurs singuliers totems affichent la couleur et les prix à la pompe. Les stations service font partie du paysage. Mieux, les urbaines oasis et les voies qui les irriguent font le paysage.
Il suffirait qu’elles disparaissent pour qu’on leur trouve brusquement un intérêt. Il suffirait qu’elles s’effacent, sacrifiées sur l’autel du développement durable, terrassées par le réchauffement climatique, pour que la nostalgie s’installe. Avant que les totems pétroliers ne rejoignent un vulgaire « cimetière des enseignes », avant que les bâtiments ne soient transformés en un improbable « musée de la mobilité », jetons un œil différent sur ces espaces et ces temps d’arrêt. Espaces et temps de peu. Station debout.
C’est le pari de Robert Viola. Une nouvelle fois, la technique du plasticien révèle les temples d’un quotidien urbain que l’on n’ose plus voir. Elle met en désir ce que l’on voudrait banaliser, enchante ce qu’on voulait oublier. Une nouvelle fois, l’artiste pose un regard décalé sur ce qu’on appelait réalité, sur ce qu’on pensait éternité.
Pari gagné ! Sur d’imposants tableaux, il recompose des édifices, des lieux et des paysages sombres en équilibre précaire où éclate la violence de la couleur publicitaire et où s’intronisent les logos de la religion globale. Après les temples de la sidérurgie, les oasis urbaines. Salutaires haltes au bord des flux ou dangereux tourbillon ? Derniers refuges ou nouveaux codes ? Epaves ou futuribles ?
Signaux urbains et phares terrestres, les stations de Robert Viola se dressent au bord de nos chemins comme des vigies. Entre deux mondes, à la frontière entre arrêt et mouvement, passé et présent, elles nous interpellent. Debout.
Luc Gwiazdzinski, Géographe